Sensibilité des moussons asiatiques à l'effet de serre, il y a 40 millions d'années

Un géologue rennais a contribué à repousser de 15 millions d'années la date des premières moussons asiatiques connues, tout en établissant leur sensibilité à l'effet de serre global. Publication dans Nature.
Paléogéographie de l'Éocène tardif, avec localisation des 2 sites étudiés - Crédit : A.Licht et al. / Nature

On pensait que les moussons d'Asie s'expliquaient surtout par l'impact des massifs himalayen et tibétain sur la circulation atmosphérique. Or une étude publiée dans Nature cette semaine révèle que les moussons asiatiques existaient déjà il y a 40 millions d'années, alors que ces deux massifs étaient significativement moins hauts qu'aujourd'hui. À cette époque, l’Éocène tardif, la teneur en CO2 atmosphérique représentait plus du double de la valeur actuelle. Des chercheurs viennent de démontrer que l’intense effet de serre qui en résultait venait contrebalancer la faible altitude de ces massifs, permettant ainsi l’existence des moussons. Les modèles climatiques globaux montrent ensuite un affaiblissement des moussons il y a 34 millions d’années, lorsque se produit une forte baisse du taux de CO2 atmosphérique.

Une rencontre

En 2012, alors qu’il participe à un colloque de la société de géophysique américaine (AGU) à San Francisco, le géologue Guillaume Dupont-Nivet (OSUR, géosciences Rennes, CNRS/Université de Rennes 1) est abordé par Alexis Licht, alors doctorant à l’université de Poitiers dans l’équipe de Jean-Jacques Jaeger. Le jeune chercheur travaille à une thèse portant sur l’étude de sites en Birmanie où l’on trouve des fossiles datant de l’Éocène tardif, vieux de 40 millions d’années. Ces fossiles promettent de prouver l’existence d’une mousson bien marquée à cette époque. La découverte est d’importance : elle semble repousser de 15 millions d’années l’âge des plus anciennes moussons connues.

Guillaume Dupont-Nivet fait immédiatement le rapprochement avec ses propres résultats, obtenus avec ses collaborateurs néerlandais au nord du Tibet, près de la ville de Xining, sur des sédiments remontant à la même période. Or ces formations présentent des ressemblances caractéristiques avec les dépôts éoliens, plus récents, du Plateau de Loess chinois à 200 kilomètres de là, dont on sait qu’ils se sont constitués sous l’influence des moussons. Les sédiments de Xining seraient-il nés eux aussi grâce au transport de myriades de grains rocheux par les vents de la mousson ?

La décision est prise de rapprocher les résultats obtenus sur les sites birmans et nord-tibétains, séparés par de hautes montagnes et une distance de 1800 km à vol d’oiseau. Une collaboration avec des spécialistes de la modélisation paléo-climatique viendra renforcer l’étude : ils simuleront le climat de l’Éocène tardif, afin de vérifier si l’existence de moussons est cohérente avec les résultats obtenus sur les deux sites. Mais pour pouvoir recourir à cet outil, il faudra également affiner au préalable la géographie mal connue de l’Éocène tardif. Alexis Licht prend en charge la coordination des travaux.

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En Birmanie : traces de la mousson d’été

Gastéropodes et mammifères

Au sud de la chaîne himalayenne, la mission paléontologique franco-birmane de Jean-Jacques Jaeger étudie depuis dix-huit ans plusieurs formations sédimentaires renfermant des fossiles vieux de 40 millions d’années. Alexis Licht, accueilli dans cette équipe pour effectuer sa thèse sur l’Éocène birman, avait porté une attention particulière aux bois et aux sols fossiles de ces formations : il avait pu montrer que ces éléments étaient porteurs de marques de saisonnalité exacerbées. L'étude de coquilles de gastéropodes et de dents de mammifères fossiles publiée cette semaine apporte la confirmation d'un climat fortement saisonnier et prouve l'existence d'importantes précipitations dues à la mousson.

L’oxygène révélateur

En effet, au cours de leur vie, les gastéropodes et les mammifères étudiés ont naturellement absorbé de l’eau de surface, issue en partie de l’eau de pluie. Si on analyse l’oxygène présent dans cette eau, on trouve en très forte majorité de l’oxygène 16, constitué d’atomes dont le noyau est composé de huit protons et de huit neutrons. Mais on détecte également une faible proportion d’oxygène dont les atomes contiennent deux neutrons supplémentaires, l’oxygène 18. La mesure du rapport entre ces deux isotopes de l’oxygène est révélatrice. Aujourd’hui, lors des précipitations intenses de la mousson d’été actuelle (il peut tomber plusieurs mètres d’eau en un mois dans la région), l’eau de pluie se caractérise par un déficit marqué en oxygène 18. Hors de la mousson, la proportion de cet isotope remonte.

Alexis Licht a donc analysé le rapport isotopique des atomes d’oxygène subsistant dans les fossiles de gastéropodes et de mammifères prélevés sur plusieurs sites birmans. Une part des atomes qui constituaient l’eau de pluie absorbée par les animaux il y a 40 millions d’années s’est en effet retrouvée captée dans leurs coquilles ou dans leur émail dentaire. Le jeune chercheur a mis en évidence un déficit très marqué en oxygène 18 dans ces fossiles. Ce phénomène ne peut s’expliquer que par l’existence de moussons d’été, au moins aussi intenses à cette époque reculée qu’elles le sont de nos jours.

Mousson d’hiver : des traces au nord du Tibet

Heureux hasard

Il y a dix ans, par chance (il étudiait une faille dans la région), le géologue Guillaume Dupont-Nivet repère des dépôts lacustres aux abords de la ville de Xining, au nord du Tibet, formant des falaises de 150 mètres de haut. Après avoir daté et analysé ces sédiments vieux de 31 à 43 millions d'années, Guillaume Dupont-Nivet comprend qu'ils enregistrent dans leur structure un très important refroidissement du climat global, correspondant à la formation de la calotte Antarctique il y a 34 millions d’années, durant la transition Éocène-Oligocène. En 2007, la prestigieuse revue Nature publie ces importants résultats. Le géologue reçoit alors une bourse de recherche aux Pays-Bas pour monter une équipe à l'université d'Utrecht. Sa mission : retracer les variations climatiques à partir de l'analyse des sédiments de Xining.

Indices concordants

Ces sédiments comprennent une alternance de gypses et de fins débris rocheux. La formation de gypses s'explique par les multiples apparitions et disparitions de lacs salés tout au long de la période. Mais d'où provient cette poussière de roche qui s'est agglomérée au fond des lacs, et qui les remplace en temps de sécheresse ? En étudiant les grains au microscope électronique, Guillaume Dupont-Nivet et ses collaborateurs y repèrent un premier indice : des traces d'abrasion caractéristiques d'un transport par le vent (cf. fig.). D'autre part, les grains se répartissent en deux catégories de taille bien marquées, l'une de 16 à 31 µm, l'autre de 1,6 à 2,8 µm.

Cette distribution en taille caractéristique se retrouve exactement dans d'autres sédiments plus récents, situés à quelques centaines de kilomètres, au cœur du Plateau de Loess chinois. Or ce dernier s’est formé par accumulation de dépôts éoliens (transportés par le vent) au cours de tempêtes de sable provoquées par les moussons de printemps et d'hiver. Ces indices concordants laissaient fortement penser que ces moussons existaient déjà lors de la formation des sédiments du site de Xining.

Confirmation par les modèles paléo-climatiques

En parallèle, Alexis Licht et Guillaume Dupont-Nivet ont travaillé à affiner la reconstitution paléogéographique de cette région du monde à l’Éocène tardif, avec le soutien de deux paléoclimatologues du Laboratoire des sciences du climat et de l’Environnement de Gif-sur-Yvette, Yannick Donnadieu et Jean-Baptiste Ladant. À cette époque, la position des continents était substantiellement différente de ce que l’on observe sur une mappemonde actuelle. L’Antarctique est libre de glaces, une mer aujourd’hui disparue s’ouvre du nord du Tibet jusqu’à la mer Méditerranée, et l’altitude moyenne des massifs himalayo-tibétains est estimée à 3 500 m. En prenant pour base cette mappemonde revisitée, et, notamment, un taux de CO2 atmosphérique double de ce qu’il est aujourd’hui, J.-B. Ladant et Y. Donnadieu voient se dérouler sur leurs ordinateurs des moussons d’hiver et d’été bien établies.

De manière remarquable, l’effet de serre semble contrebalancer la faible altitude des massifs et permettre l’existence des moussons. Ce premier indice est corroboré par un second : les sédiments étudiés par Guillaume Dupont-Nivet ont gardé la trace du grand refroidissement global qui marque la transition Eocène-Oligocène, il y a quelque 34 millions d’années. Or celui-ci s’est accompagné d’une baisse significatif du taux de CO2 atmosphérique, qui elle-même entraîne, sur les modèles, un affaiblissement des moussons (vents plus faibles, précipitations moins abondantes).

Résultat

Sur deux sites distants de 1 800 kilomètres à vol d’oiseau et séparés par de hautes montagnes, les études de terrain menées par Alexis Licht en Birmanie et Guillaume Dupont-Nivet au nord du Tibet sont concordantes, complémentaires et cohérentes avec les résultats des simulations numériques. Elles attestent de l’existence en Asie de moussons d’hiver et d’été sensibles à l’effet de serre global, et ce dès l’Éocène tardif, il y a 40 millions d’années.

Interprétation

La sensibilité des moussons asiatiques au climat global, et notamment au taux de CO2 atmosphérique, est ainsi démontrée pour la période étudiée. Peut-on en tirer des enseignements sur la situation actuelle, qui voit un réchauffement climatique lié à une augmentation très rapide de l’effet de serre, du fait de l’activité humaine ? Dans les prochaines années, verra-t-on les moussons s’amplifier en raison de l’intensification de l’effet de serre ? Il convient de rester prudent sur la réponse, mais ces travaux montrent que la mousson asiatique est au moins aussi sensible au climat global qu'à la topographie régionale. On peut donc s'attendre à ce qu'elle soit significativement perturbée avec le réchauffement climatique en cours. Bien que la paléographie de l'Éocène soit différente, l'étude suggère que les précipitations de mousson puissent s'amplifier significativement, en accord avec les prévisions du GIEC.

Référence et collaborations

Asian monsoons in a late Eocene greenhouse world
A. Licht, M. van Cappelle, H. A. Abels, J.-B. Ladant, J. Trabucho-Alexandre, C. France-Lanord, Y. Donnadieu, J. Vandenberghe, T. Rigaudier, C. Lécuyer, D. Terry Jr., R. Adriaens, A. Boura, Z. Guo, Aung Naing Soe, J. Quade, G. Dupont-Nivet & J.-J. Jaeger
doi:10.1038/nature13704

Guillaume Dupont-Nivet est chercheur à l'Observatoire des sciences de l'Univers de Rennes (UMR Géosciences Rennes - CNRS/Université de Rennes 1). Il poursuit actuellement ce projet à l'Université de Potsdam (Allemagne).
Alexis Licht est aujoud'hui post-doctorant au département de géosciences de l’université de Tucson (Arizona, États-Unis). Il a effectué sa thèse dans l’équipe de Jean-Jacques Jaeger, à l’Institut de paléoprimatologie, paléontologie humaine : Évolution et paléoenvironnements (CNRS/Université de Poitiers).

L'étude a été conduite avec, en France, la collaboration du Centre de recherches pétrographiques et géochimiques (UMR CNRS/Université de Lorraine), du Muséum d'Histoire naturelle de Paris et de l'École normale supérieure de Lyon.
À l'international, la collaboration a impliqué des chercheurs résidant aux Pays-Bas, en Belgique, aux États-Unis, en Chine et au Myanmar.