Les généralistes français ne recevant pas d'avantages de l'industrie pharmaceutique sont associés à des prescriptions plus efficaces et moins chères

C'est ce que montre une étude de médecins et chercheurs rennais fondée sur le recoupement de deux bases de données nationales françaises : "Transparence - Santé" (gérée par le Ministère des Solidarités et de la Santé) et "Système national des données de santé" (gérée par la Caisse Nationale de l'Assurance Maladie des Travailleurs Salariés). Publication dans la revue The BMJ (6 nov. 2019).
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Une influence parfois inconsciente

L'étude conduite à la Faculté de médecine de l'Université de Rennes 1, au Centre d'investigation clinique de Rennes (Inserm1414/CHU) et au sein de l'équipe REPERES (UPRES EA-7449 Université de Rennes 1/EHESP) part d'un constat, formulé entre autres dans une publication de l'Organisme Mondial pour la Santé (OMS), celui de "l'influence de l'industrie [pharmaceutique] sur la prescription et la délivrance des médicaments au moyen d'une gamme d'outils promotionnels susceptibles d'influer sur les choix thérapeutiques. Cette influence peut conduire à choisir un traitement qui n'est pas optimal, parfois au détriment de la santé du patient."

Des médecins, enseignants-chercheurs et ingénieurs rennais ont ainsi voulu vérifier s'il existait une association, d'une part, les avantages offerts par l'industrie pharmaceutique aux médecins généralistes français en 2016 (équipement, repas, frais de transport, logement, etc.) et, d'autre part :

  • le coût de leurs prescriptions médicamenteuses ;
  • l'efficacité de leur prescription au regard des objectifs fixés par l'Assurance maladie ;

L'importance de ces travaux tient au fait, démontré par plusieurs études, que les médecins recevant des avantages, même modestes, sont parfois inconscients de l'influence exercée via ceux-ci par l'industrie pharmaceutique sur leurs prescriptions. C'est pour tenir compte de ce constat qu'en mars 2019, un amendement à la loi de santé a été voté pour interdire à cette industrie d'offrir des avantages aux étudiants au sein des facultés de médecine.

La méthode

L’étude repose sur des données provenant de deux sources publiques mises à disposition par l’État :
• la base Transparence Santé qui « rend accessible l'ensemble des informations déclarées par les entreprises sur les liens d'intérêts qu'elles entretiennent avec les acteurs du secteur de la santé » ;
• le Système National des Données de Santé (SNDS) qui rassemble des données de santé concernant 99% des Français.

Les travaux ont consisté à croiser des données de ces deux bases pour l’année 2016, en recherchant une association entre les avantages reçus de l’industrie pharmaceutique par les médecins généralistes, et des indicateurs évaluant le coût et la qualité des prescriptions utilisés par l'Assurance Maladie dans le calcul de la Rémunération des médecins sur Objectifs de Santé Publique (ROSP).

Les 41 257 médecins généralistes libéraux inclus dans l'étude, ayant au moins 5 patients déclarés, ont été divisés en six groupes en fonction de la valeur monétaire des avantages reçus, tels que déclarés par l'industrie pharmaceutique dans la base "Transparence - Santé" maintenue par le Ministère des Solidarités et de la Santé.

Les mesures réalisées ont été pondérées en fonction des caractéristiques liées à la patientèle des médecins.

Les résultats

De par sa méthodologie, l’étude ne peut pas montrer de lien de cause à effet.
Elle permet seulement d’affirmer qu’en moyenne, par rapport aux groupes de médecins ayant reçu des avantages, le groupe de médecins n’ayant reçu aucun avantage en 2016 ni depuis la création de la base Transparence Santé en 2013 est associé à :
• des prescriptions moins coûteuses ;
• plus de prescriptions de médicaments génériques par rapport aux mêmes médicaments non génériques (antibiotiques, antihypertenseurs, statines) ;
• moins de prescriptions de vasodilatateurs et de benzodiazépine pour des durées longues [uniquement comparativement aux groupes de médecins ayant reçu le plus d'avantages] ;
• moins de prescriptions de sartans comparativement aux inhibiteurs de l’enzyme de conversion (IEC), recommandés pour leur efficacité similaire avec un moindre coût [uniquement comparativement aux groupes de médecins ayant reçu le plus d'avantages].

Il n'existe pas de différence significative pour la prescription d'aspirine, de génériques d'antidépresseurs ou de génériques d'inhibiteurs de la pompe à protons.

Le groupe de médecins ayant bénéficié de 1 000 euros ou plus en avantages est associé à des coûts de prescription en moyenne 5.33 euros plus élevés que le groupe sans avantage. Des analyses complémentaires de l'étude suggèrent une relation dose-effet entre le montant des avantages reçus et les indicateurs. Par exemple, appartenir à un groupe de médecin ayant bénéficié de plus d'avantages est associé à moins de prescriptions de génériques. Source : B. Goupil et al., BMJ 2019;367:l6015

Conclusions et perspectives

Ces résultats observationnels renforcent l'hypothèse selon laquelle l'industrie pharmaceutique peut influencer les prescriptions des médecins généralistes, et offrent un aperçu sur l'étendue de cette influence.

Le Dr Bruno Goupil, premier auteur de cette étude, souligne : "Ces recherches constituent un premier travail d'analyse des données de la base "Transparence Santé". Il semble peu probable que l'argent dépensé par l'industrie pharmaceutique pour la promotion des médicaments le soit à perte. Et en effet, les résultats de notre analyse concordent avec les études existantes qui concluent en faveur d'une influence sur les prescriptions."

Le Dr Pierre Frouard, coordonnateur de l’étude, conclut : "La base "Transparence - Santé" montre que près de 90% des médecins généralistes ont déjà reçu au moins un cadeau depuis 2013. Cette base s'avère ainsi un outil qui paraît très utile pour réaliser ce type d'étude".

Note : le terme "avantage" utilisé par la base "Transparence Santé" est repris par le terme anglais "gift" (cadeau) dans l'étude publiée.

Consulter la base "Transparence - Santé", un outil ouvert à tous

La base de données publique "Transparence - Santé" du ministère des Solidarités et de la Santé inclut l'ensemble des informations déclarées par les entreprises sur les liens d'intérêts qu'elles entretiennent avec les acteurs du secteur de la santé, du médecin généraliste aux sociétés savantes. La base, actualisée tous les 6 mois et conservant les informations sur 5 ans, vise à porter ces liens à la connaissance de tous et à les rendre aisément accessibles.

En pratique, la technicité du système et les erreurs contenues dans la base en rendent l'accès difficile. En complément de l'interface officielle, le collectif EurosForDocs a développé une interface simplifiée, ajoutant un outillage statistique et s'efforçant d'améliorer la qualité des données enregistrées.

Référence

Association between gifts from pharmaceutical companies to French general practitioners and their drug prescriptions in 2016: a retrospective study using the French Transparency in Healthcare and National Health Data System databases
Bruno Goupil1, Frédéric Balusson2, Florian Naudet3,4, Maxime Esvan3, Benjamin Bastian1,3, Anthony Chapron1,3, Pierre Frouard1
doi: 10.1136/bmj.l6015 | BMJ 2019;367:l6015

1Department of General Medicine, University Rennes 1, Rennes, France ;
2EA 7449 (Pharmacoepidemiology and Health Services Research) REPERES, Univ Rennes, Rennes University Hospital, Rennes, France ;
3Univ Rennes, CHU Rennes, Inserm, CIC 1414 [(Centre d’Investigation Clinique de Rennes)], F- 35000 Rennes, France ;
4Department of Adult Psychiatry, Rennes University Hospital, Rennes, France