Raphaël Suire analyse les communautés internet et les réseaux producteurs d'innovation sur les territoires. Au centre de sa pratique, un outil puissant de modélisation : le graphe.
Êtes-vous écouté(e) dans votre communauté ?
Vos nombreux "amis" sur Facebook "aiment" et reprennent souvent vos publications ? Beaucoup de personnes vous suivent et vous relaient sur Twitter ? Félicitations ! Sur le web 2.0, vous êtes sans doute un influenceur, un prescripteur, un "gatekeeper", c'est-à-dire à la fois le veilleur et le gardien de votre communauté internet.
De fait, il se pourrait bien que vous soyez désormais la cible prioritaire des commerciaux numériques. C'est ce qu'explique Raphaël Suire, maître de conférences à la faculté des sciences économiques de Rennes 1, chercheur au CREM (Centre de recherche en économie et management) et associate research fellow au laboratoire HEC/MOSAIC de Montréal (pôle créativité & innovation d'HEC Montréal). Ce spécialiste de l'économique du numérique mène par ailleurs des recherches sur l'économie géographique de l'innovation.
Les cibles du webmarketing et les géants du web social
En effet, ce sont les utilisateurs les plus suivis sur les réseaux sociaux qui amplifient les buzz (rumeurs), qui favorisent la dissémination des vidéos "virales", qui font et défont les réputations dans leur sphère d'influence. Par ces moyens et bien d'autres, ils se trouvent en mesure d'aider les marques à faire connaître leurs produits. En retour de leur grande influence numérique, leur profil en ligne est scruté, analysé, tant par les sociétés qui visent à utiliser leurs nombreux contacts pour leur profit, que par leurs concurrentes qui voudraient bien les rallier à leur cause.
Et bien sûr c'est aussi l'analyse très fine des comportements de ces utilisateurs experts, de la manière dont ils gérent leurs relations en ligne, qui permet aux géants du web social d'affiner sans cesse leurs plateformes, nourries des données personnelles que leur confient des milliards d'internautes.
Analyser et représenter une communauté internet
Raphaël Suire est co-responsable du master 2 ECOTIC, où les étudiants se forment au webmarketing et à la stratégie numérique. Ces domaines d'expertise conduisent à des métiers d'apparition récente et très demandés : gestionnaire de communautés ou d'audience, référenceur, webdata analyst... Certains diplômés de ce master sont entrés chez Google, ou encore Amazon.
Pour ses enseignements au sein du master, tout comme pour ses recherches en géographie de l'innovation, Raphaël Suire utilise un outil puissant, issu des mathématiques : le graphe. Celui-ci permet, entre autres, de représenter aisément les groupes d'individus et leurs interactions.
Exemple simplifié avec Twitter
Pour prendre un exemple très simple : sur un graphe, le compte d'un utilisateur de Twitter peut être considéré comme un noeud, représenté comme un point. Ses relations avec les autres comptes seront matérialisées par des liens. Ainsi, pour analyser un groupe de comptes Twitter géolocalisés sur Rennes, un point représentera un compte, tandis que les relations avec ses "abonnés" seront matérialisés par des liens (traits). Il est alors facile de déterminer quels sont les comptes des personnes les plus suivies, et donc les plus influentes, dans la communauté (dans le graphe ci-dessous, il y en a trois).
Il devient possible d'identifier des propriétés structurelles importantes de ces comptes, qui seront associées à une position dans le graphe, ou encore analyser ce qui se diffuse dans les liens et comprendre pourquoi certains messages sont plus relayés, plus "contaminants" que d'autres. Autant de propriétés que les experts les plus avancés du webmarketing essaient de comprendre et de manipuler. Sachant qu'aujourd'hui, la science des réseaux et la quantité de données disponibles progressent très vite...
Analyse de communautés à grande échelle : le retour de "Big Brother" ?
Bien entendu, les analyses réellement conduites sur les utilisateurs de Twitter et Facebook sont d'une sophistication toute autre. En témoigne une étude récente (en anglais), qui va jusqu'à décrire la manière dont les émotions se propagent à travers les comptes de millions d'utilisateurs de Facebook. Ces travaux ont été financés en partie par l'armée américaine et menés, entre autres, par deux employés du célèbre réseau social. Il apparaît aujourd'hui qu'une étude préalable portant sur des centaines de milliers d'utilisateurs a été conduite en manipulant leur compte Facebook.
De telles études interrogent le respect de la vie privée des internautes sur le web, et activent le fantasme d'un gestionnaire de communautés qui aurait tout d'un Big Brother du XXIè siècle. Si les étudiants du master ECOTIC sont formés à explorer tout le champ des possibles en matière de stratégie numérique, ils reçoivent également des cours sur l'environnement et la protection juridiques de la confidentialité en ligne, défendue en France par la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés).
Cartographier et analyser les territoires d'innovation
Dans le cadre de ses recherches, Raphaël Suire utilise le graphe d'une autre manière. Il s'en sert comme d'un outil de caractérisation des territoires où se développe collectivement l'innovation, par exemple technologique. La première étape consiste à géolocaliser tous les acteurs parties prenantes (universités, grandes entreprises, PME, start-ups...) et à caractériser les liens qui les connectent (ou non) entre eux. Selon l'aspect du graphe résultant, il devient possible d'intégrer ces structures dans des modèles plus complexes d'analyse de la performance collective.
Ainsi, le chercheur peut expliquer pourquoi telle structure de territoire produit une innovation conformiste ou, au contraire, de rupture. Il se trouve également en mesure d'indiquer les propriétés qui peuvent garantir la résilience du territoire technologique, c'est à dire sa capacité à anticiper et à absorber les soubresauts et les instabilités de l'environnement économique, particulièrement prononcés dans le secteur du numérique où l'innovation progresse très vite.
Exemple : Galileo
En étudiant, en Europe, le réseau des acteurs impliqués dans la création du système de navigation par satellite Galileo (concurrent du GPS américain), un doctorant dirigé par Raphaël Suire a mis en évidence une structure de graphe typique, dite "cœur-périphérie".
Cœur dense...
Ici, le réseau des projets de recherche est marqué par un cœur densément connecté, où les projets sont peu risqués et proches du marché : c'est le besoin de standardisation qui impose cette coordination entre des acteurs variés, à une très large échelle européenne. Derrière ces projets, on trouve en majorité les grands industriels de l'aérospatiale et les organismes de recherche.
...périphérie éclatée
Mais on observe également sur ce graphe une périphérie plus éclatée, marquée par des projets beaucoup plus exploratoires, portés par des acteurs plus petits (start-ups, spin-offs ou encore PME).
Connectivité cœur-périphérie
Or, Raphaël Suire explique que la connectivité entre le cœur (composé d'acteurs à forte audience) et la périphérie (garante de la vitalité et du non conformisme) est cruciale pour un territoire. Toutes les idées nées en périphérie ne sont pas bonnes à prendre, mais certaines ont le potentiel de devenir le socle de l'innovation future : il faut qu'elles puissent, après de premiers tests de maturation rapide, remonter jusqu'au cœur qui peut avoir la solidité nécessaire pour les développer et les exploiter à grande échelle.
La recherche de Raphaël Suire porte sur les interfaces et les intermédiations à construire entre ces deux parties du graphe.
En périphérie, un accélérateur de start-ups
C'est ainsi que Raphaël Suire fait partie des administrateurs bénévoles et des mentors de l'Annexe de la Cantine numérique rennaise. Son rôle est d'accompagner des porteurs de projet initiaux, à la naissance de l'idée même.
Comme le secteur de ces start-ups est celui de l'économie numérique, où la concurrence est féroce et très rapide, il n'est pas possible de lancer une "incubation" classique des projets sur plusieurs mois. Qu'il s'agisse de créer une plateforme pour les joueurs en ligne, ou un site dédié à la livraison participative de courses à domicile, les idées sont prometteuses. Mais pour avoir une chance de percer, elles doivent être testées en quelques mois seulement.
Les dispositifs du type de l"Annexe rennaise sont donc des plateformes d'intermédiation qui filtrent le "bruit" émis par une périphérie très active, afin de le rendre audible.
"Fail fast and follow the fun" : échouez vite, visez le "fun"
À l'Annexe, les porteurs de projets et leurs accompagnateurs utilisent des méthodes dites "agiles", où relevant du "lean start-up". Il s'agit de développer de petits éléments cruciaux, qui ne réclament qu'un investissement léger plutôt qu'un processus complet, avant de pouvoir être testés. Le retour des utilisateurs donne lieu à une amélioration presque instantanée, et facile à réaliser car la structure développée reste relativement simple. Si le projet échoue à ce stade, on en tire de manière positive les enseignements et on repart aussitôt dans une meilleure direction.
Un vaste domaine d'étude
En tant que spécialiste des réseaux d'acteurs de l'économie numérique, Raphaël Suire réfléchit également aux systèmes de partages de fichiers P2P (pair à pair) ou encore au développement de la ville intelligente. Il est l'auteur de nombreuses tribunes parues dans la presse que vous retrouverez en haut de page, colonne de droite.