La chimie au cœur des nuages interstellaires
"Dans l’espace, entre les étoiles, la matière peut atteindre des densités extrêmement faibles : environ 1 atome par centimètre cube… contre 25 milliards de milliards dans le même volume d’air terrestre, au niveau de la mer !". C'est ainsi que Ian Sims, professeur à l’Université de Rennes 1, présente le milieu interstellaire, toile de fond de ses recherches à l'Institut de physique de Rennes (Université de Rennes 1/CNRS).
Or, contrairement à ce qui se passe dans l’atmosphère terrestre, l’intense énergie émise par les étoiles sous forme de rayonnement vient souvent contrecarrer la formation de molécules, quand elle l’emporte sur la force des liaisons entre atomes.
Rapprochons-nous d'un nuage interstellaire, telle la nébuleuse de la Tête de cheval ci-dessous, située à environ 1 500 années-lumière de la Terre. Dans ces nuages, composés de gaz et de poussières, la matière peut être beaucoup plus dense. Le rayonnement des étoiles y est fortement atténué, ce qui autorise la formation et la conservation des molécules.
Bien que la température y soit très basse, proche du zéro absolu (0 Kelvin ou -273,15° Celsius), on y décèle une activité chimique notable, issue de l’interaction des atomes et molécules avec les rayons cosmiques, ou des collisions qui peuvent survenir entre elles. Le résultat de cette activité est la création de tout un éventail de molécules, qui participent ensuite à une sorte de jeu moléculaire, modifiant constamment leurs énergies en entrant en collision avec les autres atomes et molécules avoisinantes.
Mais comment a-t-on pu observer ce jeu moléculaire à de telles distances ? Parce qu'il a pour conséquence l’émission de lumière (qu’elle soit visible à l’œil nu ou non). Après un long trajet à travers l’espace, cette lumière peut être détectée par nos télescopes.
Or, c'est l’analyse de cette lumière qui permet d’identifier les molécules qui les ont émises lors de leurs changements d’état. C’est ainsi que l’on a pu affirmer qu’il est possible de trouver du NaCl, le chlorure de sodium qui constitue notre sel de cuisine, dans les nuages interstellaires ! En tout, plus de 240 espèces chimiques y sont recensées à ce jour.
En revanche, poursuit Ian Sims, "mesurer expérimentalement toutes les cascades de réactions chimiques qui se produisent dans ces nuages si éloignés reste hors de notre portée. La théorie et la modélisation prennent alors le relais, en formulant des hypothèses qui doivent rester cohérentes avec les observations au télescope et les assez rares expériences réalisées sous les mêmes conditions de phase gaz et de très basse température".
Mesurer la température d'un nuage interstellaire
L’une de ces hypothèses est assez fascinante : elle pose que l’analyse de la proportion de deux molécules particulières dans un nuage interstellaire permet de sonder sa température. Quand on sait que la possibilité que des étoiles se forment au cœur d’un tel nuage est justement liée aux températures qui y règnent, on mesure l’intérêt de disposer de ce genre de thermomètre, mais aussi de l’importance de sa précision.
Les deux molécules qui permettent l’exploitation de ce thermomètre chimique sont en quelque sorte de fausses jumelles (des isomères, en langage scientifique) : issues d’une même molécule-mère disloquée sous l’effet du rayonnement, elles sont composées d’atomes identiques mais liés différemment : toutes deux constituées d’hydrogène (H), de carbone (C) et d’azote (N), on les note HCN et HNC.
Ian Sims ajoute : "Pour les astrophysiciens, évaluer correctement les quantités respectives d’HCN et HNC est crucial, car c’est le rapport entre les abondances de ces deux molécules qui va permettre de déchiffrer la mesure de la température du nuage donnée par le thermomètre chimique qu’elles constituent ».
Comme la mesure directe de ces quantités est impossible, les astronomes ne peuvent que caractériser au télescope l’intensité des flux de photons émis par les milliards d’exemplaires de ces deux molécules, puis en déduire l’abondance respective d’HCN et d’HNC. Or leurs mesures et leurs calculs donnaient un résultat très étonnant : HNC semblait jusqu’à cinq fois plus abondante qu’HCN dans les nuages interstellaires observés, et aucune explication ne parvenait à résoudre cette bizarrerie...
Mais on a vu qu’il existe en réalité deux mécanismes susceptibles de déclencher l’émission de lumière par les molécules des nuages interstellaires : le rayonnement, et les collisions. Jusqu’ici, les astrophysiciens partaient de l’hypothèse qu’HCN et HNC réagissaient de la même manière à ces deux mécanismes, sans pouvoir le vérifier expérimentalement.
De premiers calculs théoriques (F. Lique et al.) avaient pourtant montré qu’HNC, réputée plus abondante dans certaines régions du milieu interstellaire qu’HCN, semblait réagir plus fortement aux collisions. Mais il fallait le prouver expérimentalement : un véritable défi !
Reproduire les conditions interstellaires
C’est ici qu’entre en jeu le département de physique moléculaire de l’Institut de physique de Rennes (Université de Rennes 1 / CNRS) et plus particulièrement son département de physique moléculaire.
Avec l’appui des ressources du campus, et notamment son pôle mécanique, les physiciens de l’IPR ont pu monter des dispositifs expérimentaux sans équivalent dans le monde. Ceux-ci permettent de réussir des "premières" scientifiques, dont justement la vérification des prédictions théoriques touchant les isomères HCN/HNC.
L’un de ces dispositifs, baptisé CRESUCHIRP, a été conçu et monté sous la direction de Ian Sims, professeur à l’Université de Rennes 1, grâce à un très important soutien financier du Conseil européen de la recherche (2,1 M€ sur 6 ans, 2016-2022). Il se compose d’un caisson sous vide où circule un flux d’hélium uniforme à vitesse supersonique. Dans ce flux sont reproduites certaines conditions extrêmes du milieu interstellaire : températures très basses (entre -263°C et -203°C pour cette expérience), et contrôle des collisions entre molécules.
L’étude d’HNC sur Terre est complexe : « cette molécule est stable aux températures extrêmement basses des nuages interstellaires. Mais hors de ces conditions très particulières, elle se reconfigure dès sa formation en son isomère HCN, qui lui est stable », résume Ian Sims.
Pour étudier le comportement des deux isomères, Ian Sims et ses collègues injectent une faible quantité d’acrylonitrile (CH2CHCN) dans le flux d’hélium, puis brisent cette molécule à l’aide d’une impulsion laser ultraviolette. Parmi les produits de cette photodissociation, on trouve les isomères HCN et HNC. Les scientifiques utilisent alors un spectromètre unique au monde pour envoyer des impulsions micro-onde dans le flux, avant d’analyser ce qui s’apparente à un écho renvoyé par les molécules. Ceci permet de les identifier, et surtout de décrire leur désexcitation progressive sous l’effet des collisions qu’elles subissent dans le flux d’hélium.
À chaque fois, les scientifiques de l’IPR ne disposent que de quelques microsecondes pour réaliser l’ensemble du processus qu’on l’on vient de décrire, dans une machine extrêmement complexe qui nécessite des années de conception, puis des mois de réglages ultrafins par toute une équipe de techniciens, d'ingénieurs et de doctorants pour livrer des résultats interprétables.
Ainsi, Ian Sims le souligne volontiers : « rien de tout cela n'aurait été possible sans ces brillants jeunes chercheurs qui ont travaillé avec moi sur le projet CRESUCHIRP, dont Brian Hays, un chercheur postdoctorant américain qui mérite à juste titre sa place de premier auteur de notre article ».
Des résultats en accord avec les prédictions théoriques
Les résultats de cette expérience pionnière montrent qu’HNC est beaucoup plus facilement excitée par les collisions qu’HCN, exactement comme le prévoyaient les modélisations réalisées par François Lique, collègue aujourd’hui d’Ian Sims dans le même département de l’IPR et récipiendaire lui aussi d’une subvention du Conseil européen de la recherche.
La conséquence est que les télescopes terrestres détectent un signal plus fort en provenance d’HNC que d’HCN, ce qui conduit à surestimer l’abondance de la première. Cette erreur fausse à son tour la lecture du thermomètre chimique et donc l’analyse de température du nuage interstellaire observé.
Ces résultats devront être pris en compte pour interpréter les mesures obtenues par les télescopes, si les astrophysiciens souhaitent pouvoir donner une estimation fiable de la température des nuages interstellaires qu’ils étudient, et par conséquent du rythme de formation d’étoiles en leur sein.
Références