Alban Lemasson, parcours d'un éthologiste rennais

Alban Lemasson a grandi en Afrique, où est né son goût pour l'éthologie. Depuis son DEA, puis sa thèse et son HDR soutenus à Rennes, Alban Lemasson, médaille de bronze du CNRS 2013, souligne tout ce qu'il doit à l'UMR EthoS dont il fait partie et qu'il dirigera à compter du 1er janvier 2014. Spécialiste des primates non humains, le chercheur a pu travailler avec des collègues expérimentés dans l'étude des oiseaux chanteurs, modèles animaux privilégiés pour la compréhension du développement du langage humain, et étendre ses recherches à d'autres mammifères (chevaux, dauphins, loutres). Il a également bénéficié des installations de la station biologique de Paimpont de l'université de Rennes 1 qui accueille des groupes de singes de 3 espèces différentes, dont la Mone de Campbell.
Alban Lemasson et un singe Mone de Campbell à la Station Biologique de Paimpont -UR1/JLB

Une problématique large

Comment l'interaction de l'individu avec son environnement social modifie-t-elle sa communication ? Au-delà de l'étude de précurseurs du langage chez les primates non humain, telle est bien la question qui, dans sons sens le plus large, anime les recherches d'Alban Lemasson. Au fil du temps, son champ d'étude s'est étendu au cheval, au dauphin, à la loutre ou bien à l'être humain.

Des recherches novatrices

La Mone de Campbell était encore très peu étudié au moment où Alban Lemasson s'initiait à la recherche sous la direction de Martine Hausberger, actuelle directrice de l'UMR. Les avancées qui lui ont valu la médaille de bronze du CNRS ont principalement été réalisées en observant ce singe endémique d'une région bien précise d'Afrique de l'Ouest. Il faut également chercher les motifs de cette récompense dans les projets de grande ampleur qu'il coordonne (ANR jeune chercheur, programme PICS du CNRS), sa nomination en 2010 comme membre junior de l'Institut universitaire de France, l'importance de sa production scientifique et la richesse des collaborations internationales qu'il entretient avec l'Ecosse, le Japon, le Mexique ou la Côte-d'Ivoire.

De la communication vocale animale au langage humain

Pour présenter ses recherches sur la coévolution entre vie sociale et communication vocale chez les mammifères, Alban Lemasson choisit de commencer par un parallèle entre l'oiseau et le singe.

L'oisillon ne peut apprendre à chanter correctement qu'en interaction avec un tuteur. Isolé, il ne parviendra à émettre que des sons rudimentaires, impropres à la communication avec les individus de son espèce. Il existe donc une véritable notion d'apprentissage chez l'oiseau. Le singe, quant à lui, dispose dès la naissance de l'ensemble du vocabulaire adulte. Ceci a longtemps fait penser que les singes étaient dépourvus de flexibilité vocale, incapables de faire évoluer leur vocabulaire.

Les travaux d'Alban Lemasson et de ses collègues ont démontré le contraire. Ainsi, chez la Mone de Campbell, singe qui vit en harem (un mâle et une dizaine de femelles), le chercheur a mis en évidence que les femelles les plus "amies" entre elles ajustaient le timbre de leurs cris pour qu'ils se ressemblent. À l'inverse, les femelles peu intégrées dans le groupe émettent des cris de timbre très différent.

Ainsi, même si la structure globale du cri est déterminée génétiquement, un affinage individuel sous contrôle social reste possible. Un phénomène d'innovation vocale a même été observé chez cette espèce. Les singes de Paimpont, après quelques générations passées en captivité, ont développé leur propre cri d'alarme à l'approche d'un être humain, jamais entendu sur le terrain, tout en n'utilisant plus les cris propres à leurs prédateurs naturels.

Apprentissage ou sémantique ? À compétences différentes, modèle différent

Au moment de se mettre en quête d'un modèle animal pour étudier l'origine du langage humain, il est important de préciser ce que l'on souhaite comparer. Si l'on s'intéresse à l'apprentissage, on vient de voir que l'oiseau est un bon sujet d'étude : tout comme l'oisillon, le bébé a besoin qu'on lui apprenne à développer son vocabulaire. Mais imaginons que l'on se penche sur les compétences d'encodage du message, c'est à dire le nombre de messages possibles en fonction du nombre de sons émis : dans ce cas, c'est le singe qui se révèle le plus doué.

Suffixes et syntaxe : fin du monopole humain ?

Les mâles Mone de Campbell émettent 3 types de cri d'alarme différents, qu'ils sont capables de moduler ou non par l'apposition d'un même suffixe, ce qui porte le nombre à 6. En combinant ces cris, ils forment de longues séquences vocales (25 cris successifs en moyenne) qui leur permettent de délivrer des messages très variés liés à leur vie sociale et aux dangers qu'ils peuvent rencontrer.

Les mâles utilisent différents nombres et ordres de succession des cris au sein d'une séquence pour en faire varier le sens : type de danger (chute d'arbre, présence d'un prédateur), type de prédateur (aigle, léopard), comment le prédateur a été repéré (au bruit, à vue). Sans compter les messages de ralliement intra-groupe et d'espacement inter-groupes. Plus étonnant encore, les mâles sont capables de combiner deux séquences différentes, de sens différents, pour transmettre un troisième message. Ces découvertes découlent d'observation de terrain, menées par Alban Lemasson en Côte-d'Ivoire avec l'aide de Karim Ouattara, l'un de ses anciens étudiants.

Le puzzle évolutif de l'apprentissage et de la conversation

Il semble que l'apprentissage du vocabulaire chez l'oiseau et le bébé soit le résultat d'une simple convergence évolutive (l'oiseau et l'être humain ayant acquis chacun de leur côté cette compétence au cours de l'Évolution). Mais qu'en est-il des suffixes et de la proto-syntaxe mis en évidence chez la Mone de Campbell ? Pourrait-elle constituer un précurseur du langage humain ?

Plus récemment, Alban Lemasson s'est intéressé à une autre propriété du langage, à savoir la conversation. Comme l'homme, les échanges vocaux entre Mones de Campbell respectent des règles temporelles et sociales comparables à celles de nos conversations (éviter de se couper la parole, respecter des tours de parole, privilège accordé à certains interlocuteurs lié à l'âge, etc.)

Vers la solution

Pour répondre à la question de l'origine du langage, Alban Lemasson a besoin d'étendre ses recherches à des portions significatives de l'arbre phylogénétique reliant les primates à l'être humain. Si le chercheur parvient à rassembler toutes les pièces du puzzle, à tracer le chemin évolutif de cette proto-syntaxe ou de cette proto-conversation chez un nombre suffisant d'espèces, plus ou moins proches de l'homme, alors les compétences communicatives impressionnantes de la Mone de Campbell pourront être scientifiquement considérées comme des précurseurs du langage humain.